Les Cahiers d'Adèle est une revue culturelle thématique à parution aléatoire. Chaque numéro explore un thème déterminé par la triade du comité éditorial, et proposé aux différents auteurs par le biais d’appel à contributions. Le projet des éditions Adèle & Otto s’articule autour d’une volonté de créer un objet imprimé constitué de productions originales, tant littéraires que graphiques.
« Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis »
Au fil des parutions, Les Cahiers d’Adèle développe un thème qu’elle n’interroge que dans la stricte mesure où celui-ci permet d’appréhender le monde de diverses manières. Les Cahiers d’Adèle décline en monochromie essais, poésie, nouvelles littéraires ou illustrations au fil des diverses contributions.


Les Cahiers d'Adèle is a randomly published cultural magazine based in Toulouse (France).
"Do not see reality as I am"
Troughout its publications, Les Cahiers d'Adèle develops a theme which it only questions strictly in cases where this facilitates an understanding of the world of various means. Les Cahiers d'Adèle publishes in monochome compositions, poetry,
short stories or illustrations trough the various contributions.

samedi 29 novembre 2008

EDITO N°1

Recommandée par les poètes, les marlous et autres critiques amateurs de plaisirs nouveaux, Les Cahiers d’Adèle est une nouvelle revue à parution volontairement aléatoire. La culture est son objet. Adèle & Otto Editeurs qui produisent et diffusent cette revue en France et à l’étranger, entendent par culture ce qui reste face à ce qui passe. La ligne éditoriale est claire : la culture n’a pas d’actualité, n’a pas d’histoire, elle est l’histoire. Donc ici point de vogue artistique pour être à la page, ni de scoop littéraire chocs et chics, ni d’agenda des vernissages pour les habitués des dîners en ville.

« Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis ». Au fil des parutions, Les Cahiers d’Adèle développe un thème qu’elle n’interroge que dans la stricte mesure où celui-ci permet d’appréhender le monde de diverses manières. Sont convoqués des essayistes, des mathématiciens, des mécaniciens, des chômeurs, des médecins, des romanciers, des femmes au foyer ou encore des boxeurs qui prolongent le monde commun selon leur visée et l’étendent au nombre de leurs points de vue. En somme, la spécificité de cette revue est d’offrir une transversalité dont la cohérence reste à construire par le lecteur – ce super héros – au fil des articles.

Ce volume inaugural de la revue Les Cahiers d’Adèle se construit autour du thème de l’invisible. « La nature aime à se cacher » affirmait Héraclite. Et de la Grèce antique à notre modernité rien ne semblera le démentir. La « nature naturante » pour reprendre les mots de Spinoza, se dissimule dans la « nature naturée », dans ses monts et ses rivières, ses fleurs et ses prairies. Il y a en chaque chose un invisible qui la dépasse et en rend raison. Et c’est l’art qui au premier chef, en atteste le mieux. Giacometti ayant passé des heures à essayer de peindre son modèle, finira par le voir pour la première fois à la terrasse d’un café. Ce qu’il cherche c’est la ressemblance et ce n’est certainement pas dans la figure visible qu’il la trouvera ; ses portraits comme ses sculptures l’attestent en différant à un point tel de la figure humaine que nous nous représentons habituellement. Ce qu’il cherche à n’en pas douter c’est une certaine structuration invisible, ce que Léonard de Vinci appelait la ligne serpentine, qui rassemble et concentre tous les traits de la figure dans cette mystérieuse ressemblance à soi.

Car c’est en effet au-delà du visible que les choses sont à comprendre. Et c’est toujours là où il y a le moins à voir qu’il y a le plus à comprendre. Ce n’est pas par son visage que l’autre se donne au regard, mais par ce qui dans le visage ne donne rien à voir : le trou noir du regard. C’est toujours dans cet absentement au cœur du visage visible – le trou noir du regard – que l’autre me saisit lorsque du même instant je le saisis aussi. C’est toute la subtilité des icônes religieuses qui, par un interdit de fait et de droit, ne peuvent représenter le Divin que par l’œil de l’orant qui ne donne rien voir sinon l’extase de celui qui par sa sainteté voit la divinité qui est pour moi toujours absente. L’invisible en est le lieu et le témoin.

Lorsque Platon donnait l’injonction delphique « connais-toi toi-même », comme une injonction à philosopher, c’était dans la stricte mesure où elle nous invitait à dépasser le visible vers l’invisible en se souciant de ce dont personne ne se soucier pour nous, de ce qui n’est ni objectif ni public : l’âme. Se connaître soi-même ce n’est pas connaître la personne publique que je suis selon les critères admis d’une société donnée, c’est se soucier de ce qui n’apparaît jamais, mais qui pourtant nous constitue en propre : l’âme.

Cet invisible qui n’a pas quitté la quête de l’homme moderne n’a cessé de se transformer, il a pris tous les noms, fut le prétexte de toutes les conquêtes : qu’il s’agisse de l’inconscient psychanalytique, de la force physique, de l’âme chrétienne ou de l’intimité moderne, toutes les révolutions culturelles se sont faites au nom d’un invisible présumé.

Au fil des pages, on peut comprendre l’invisible comme un état et cela renvoie à ce qui est visible, à ce qui ne l’est pas, et à cet état intermédiaire permettant de graduer l’espacement entre ces deux pôles. Bien entendu, les textes traitent ces trois états, sous des tons graves ou drôles, dans des domaines professionnels ou affectifs. Mais les articles ici regroupés vont au-delà dans le sens où ce sont également les mouvements permettant de passer d’un état à un autre qui y sont décrits : ce sont les états de passage qui importent alors. Différents états donc et divers mouvements aussi.

Ainsi, en publiant un extrait de journal intime d’un poilu, c'est-à-dire de ce qui est censé rester caché tant au regard de la censure de guerre que de l’intimité mise en mots, nous transitons vers un discours froid de dévoilement, une autopsie ethnographique rendant compte d’un vécu et demandant des comptes à l’histoire. Dans l’autre sens – du clair vers l’obscur – en ingurgitant des substances d’alchimistes les personnages de cinéma mis en scène par Virginia Hill passent de l’état de visible à celui d’invisible, le tout au sein du septième art, royaume de la lumière et de l’éclat. C’est également dans ce sens que s’opère la mise en flou d’un texte chaud du présent volume, chaud car érotique, chaud car la jouissance ultime est reportée et déléguée. Les mots s’effacent au fur et à mesure que les yeux du lecteur se posent dessus.

Pourquoi se cacher ou se mettre à nu si ce n’est pour jouir, jouissance d’être vu ou de voir sans être vu ? Ce sont justement les thèmes développés dans le conte ésotérique de Sir Roland Rhys à propos d’un fantôme souffrant de dépression faute de visibilité sociale et d’épaisseur affective ; ainsi que dans l’essai de Hope Dare pour qui l’érotisme peut se loger au creux d’une bille de verre réfléchissant les fantasmes de son enfance.

Toujours imagés – mais au sens propre – quelques clichés : trou de serrure d’une porte, une boîte cachée, des yeux fermés ou masqués, des corps tronqués. Telles sont les items des mises en scènes photographiques proposées par Albert et Mustapha Limar dans ce travail de commande relatif à l’invisible mis en image. On montre par touches, on suggère par contraste, on intrigue par les absences ou encore par les légendes associées, pourtant évidentes.

Tantôt transparents et ignorés, tantôt discrets et rêvant secrètement de rompre l’anonymat, les nombreux personnages habitant le présent volume cherchent à se repositionner : l’acteur interprétant l’homme invisible sera consacré par ses pairs, tandis que le Bela Lugosi du fromage restera à jamais enfermé dans ses catacombes des Causses. D’autres, invisibles car déviants, redeviennent visibles en troublant l’ordre public, avant d’être replacés dans un état de transparence ou d’indifférence, s’alarme un médecin généraliste. En parler ou pas ? L’invisible qui ne peut se dire, devient l’indicible dans le Tractatus de Wittgenstein comme possibilité même de tout langage. Et comme la structure du langage s’articule sur celle du monde, c’est la possibilité même du monde qui est sous tendue par l’indicible. Même fair-play, certaines créatures demeurent invisibles faute de ne pas évoluer dans le même espace géométrique que les cosmonautes : c’est la thèse défendue par Roger Mougeon (future médaille Fields).

L’ensemble de ces mouvements a en commun de s’inscrire dans une durée, une dynamique, que les auteurs interrogent. Le rock critic ici convoqué disserte à propos des morceaux cachés après de longues minutes silencieuses, tandis que la durée d’affinage en cave – à la fois souterraine et mystérieuse – est traduite en indice marketing par une gourmet allemande.

Si la question de l’invisible est, d’abord une question renvoyant à un état, ensuite au suivi de mouvements, elle est enfin une question sémantique que se sont également appropriés les essayistes à divers niveaux. Qu’il s’agisse d’un jeu de mots rendant l’écrit, l’écrivain et le lecteur quelque peu schizophrènes comme le suggère Joseph Clare, ou bien que le dadaïsme se soit épris pour l’énigme qu’est le non-voir en milieu forestier (Françoise Samitaine), il n’en demeure pas moins que la forme que prend l’invisible joue sur son fond, en réciproquement.

Il est désormais évident qu’il existe diverses manières d’appréhender la notion d’invisible et cet édito ne tire, humblement, qu’un des nombreux fils composant la pelote. C’est au lecteur insomniaque de poursuivre ce travail, allongé sur des canapés épais, entouré d’objets familiers, ou bien accroupi dans une rame de métro entouré d’inconnus.